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Guinée : 18 mois pour bâtir des sièges sociaux, l’ultimatum populaire de Doumbouya fait cogiter les sociétés privées

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Compagnies minières, banques, sociétés d’assurance ou de télécoms … Le président de la Transition Mamadi Doumbouya a récemment donné un délai de 18 mois aux entreprises privées pour qu’elles quittent la location et construisent leurs sièges sociaux, afin de contribuer au développement de la Guinée. Une décision acclamée par l’opinion publique, mais qui fait mouche dans les milieux d’affaires au regard des investissements à mobiliser dans un contexte socio-politique qualifié d’ « incertain ». Un motif qui, cependant, ne passe pas aux yeux des intellectuels.

A Conakry le 12 janvier dernier, une cérémonie mobilise la presse : l’inauguration du nouveau siège de la filiale du géant français de la banque Société Générale (SocGen), actif en Guinée depuis 1985. L’édifice dont la construction a nécessité un investissement de 22 millions de dollars est considéré comme « le signe de la confiance de cet établissement bancaire en l’avenir » du pays. De tels immeubles imposants, le président de la Transition Mamadi Doumbouya veut les voir décupler à travers le territoire national. Ce qui explique la décision annoncée lors du conseil des ministres, ce même 12 janvier,  donnant un délai de 18 mois -soit jusqu’à mi-2024- aux sociétés privées pour construire leurs sièges. La mesure qui a d’abord visé les compagnies minières six mois plus tôt s’est donc étendue aux banques, aux compagnies d’assurance, aux sociétés de télécommunications et autres, aussi bien à capitaux  étrangers et que nationaux. L’objectif pour le gouvernement de transition est de favoriser la construction dans le pays de quartiers d’affaires, afin de contribuer au développement de la capitale et des régions.

Les miniers dos au mur ?

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Depuis l’annonce de Doumbouya, il ne passe pas un seul conseil des ministres sans que le sujet ne soit évoqué. Réunis en séance de travail vendredi 27 janvier sur ordre donné la veille par le nouvel homme fort de Conakry, le Premier ministre Bernard Gomou, les ministres en charge des Mines, des Postes et télécommunications, de l’Habitat, du Commerce, ainsi que le Gouverneur de la Banque centrale ont travaillé sur le processus d’attribution aux entreprises des domaines à l’intérieur du pays pour la construction de leurs quartiers généraux. A ce stade, il s’agit surtout des entreprises minières, qui ont déjà l’obligation depuis l’été dernier de présenter un plan de transformation locale des minerais extraits (bauxite, fer, or, diamant, carrière et métaux de base).

De manière générale, ces mesures du colonel Mamadi Doumbouya visant les investisseurs miniers et les sociétés privées sont populaires en Guinée, d’autant que certaines d’entre elles concernent des textes de loi jusque-là non respectés. « L’opinion publique salue ces directives. On le voit dans toutes les conversations entre professionnels ou entre citoyens », témoigne un notaire à Conakry, interrogé par LTA, qui conseille des sociétés minières et de logistique dans leur projet d’acquisition de terrains. « Les autorités sont en train de vouloir faciliter les processus d’acquisition. Ces entreprises ont véritablement la possibilité d’édifier des bâtiments flambant neufs dans des conditions architecturales et modernes qui pourront faire rayonner les zones qui les accueillent », commente ce natif de Boké qui regrette le bilan social après tant d’années d’exploitation minière. « Boké repose sur la bauxite. Mais la quinzaine de sociétés minières qui y extrait des minerais brasse des milliards sans vraiment contribuer au développement des localités. Certaines de ces entreprises fonctionnent en dehors sur circuit commercial local et produisent souvent ce qu’elles consomment. Les obliger à construire leur siège dans la ville, c’est aussi les amener à y délocaliser une partie de leur personnel, ce qui va nécessiter l’amélioration du cadre de vie. Au final tout le monde gagnerait ! ».

Le risque politique pointé par les établissements financiers

Si les sociétés minières semblent un peu dos au mur au regard de l’importance significative de leurs gains et du faible développement local, les autres acteurs du secteur privé, habitués de la location immobilière dans la capitale, sont en pleine réflexion. Les établissements financiers, à titre d’exemple, ne se voient pas vraiment investir dans la construction dans le contexte actuel, invoquant un potentiel risque politique. « Plusieurs banques disposent depuis longtemps d’un terrain et étaient prêtes à construire avant que n’intervienne la période d’incertitude que nous vivons depuis le 5 Septembre 2021 [date du coup d’Etat qui a renversé Alpha Condé, NDLR] », confie à LTA un patron à Conakry. « Il faut dire que la situation socio-politique du pays n’est pas très rassurante, poursuit-il. Construire un siège requiert de gros investissements, pas moins de 10 millions de dollars pour les sociétés les moins ambitieuses. En cette période de crise dans le monde, engager de tels fonds sans une situation stable du pays peut être risqué ». Mais comment feront-ils face au délai imposé ?

La fin d’un système à l’origine du malaise ?

Economiste et enseignant chercheur à l’Université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry, Dr Alhassane Makanera n’est pas d’avis que le risque politique puisse justifier l’hésitation des entreprises à construire leurs sièges. « Quand on veut se débarrasser de son chien, on l’accuse de rage. Si le risque est si énorme pour leurs investissements, pourquoi ces entreprises restent-elles sur le marché guinéen ? La réponse est simple : elles y trouvent leur intérêt. Je suis rentrée en Guinée en 1998. Cela fait 24 ans. Depuis lors, la situation du pays n’a pas changé, à la différence qu’aujourd’hui, les pouvoirs publics s’attaquent à la corruption », argue-t-il.

Pour ce chercheur, le problème résiderait surtout dans le renversement du système qui a prévalu pendant toutes ces années. « Il est économiquement souhaitable que la richesse créée dans un endroit y soit partiellement réinvesti, afin de perpétuer et développer la production économique. Mais ce n’est malheureusement pas le cas en Guinée. Les grandes entreprises, banques et autres préfèrent louer dans la cité des nations -propriété de l’Etat, plutôt que construire des bâtiments et ainsi générer de l’emploi et le développement infrastructrurel », explique-t-il. « Autour de ces locations, dénonce l’expert, il y a souvent des tractations peu claires. La lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance est pourtant une bonne chose pour les entreprises. Mais la vérité est que les sociétés en Guinée sont au cœur de la haute corruption. J’ai fait beaucoup d’études sur le sujet. La plupart de ces sociétés s’installent dans la corruption, évoluent dans la corruption et font leurs affaires dans la corruption. C’est la raison pour laquelle les changements actuels peuvent être dérangeants pour elles ». Également natif de Boké, il imagine ce à quoi ressemblerait cette localité tant convoitée si une dizaine de sièges sociaux y étaient érigés.

Sauf surprise, la Transition politique en Guinée devrait prendre fin avec les élections présidentielles annoncées pour 2024. Mais, la date précise n’étant toujours pas fixée, l’incertitude plane. Si les directives du colonel Mamadi Doumbouya sont applaudies dans cette économie qui pourrait afficher une croissance de 5,4% en 2023 selon la BAD, les intellectuels estiment cependant qu’il faudrait mettre en place toute une stratégie pour emmener le secteur privé à aller jusqu’au bout et rendre aux contrées guinéennes une partie des innombrables richesses que celles-ci leur permettent d’engranger depuis des années.

Afrika Stratégies France avec La Tribune Afrique

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