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Revue d'intelligence et d'Analyse

« L’Éthiopie n’est pas l’ennemi du Soudan, et vice versa »

Dans les accords officiels, comme sur les cartes, le rattachement du triangle d’al-Fashaga au Soudan est acté. Pourtant, des agriculteurs éthiopiens, protégés par des milices de la même nationalité, se sont installés, depuis 1996, sur certains champs parmi ces 260 km2 de terres fertiles. Jusqu’à ce que le chef du Conseil souverain de transition soudanais, le général Abdel Fattah al-Burhan, lance, mi-décembre, une opération pour tenter de récupérer l’intégralité de ce territoire. Le gouvernement soudanais a depuis annoncé le retour de centaines d’agriculteurs sur leurs parcelles, tandis que les combats se poursuivent. D’après l’ONG International Crisis Group, des dizaines de soldats et de civils y ont perdu la vie. De leur côté, les milices continuent à terroriser les riverains. Elles ont ainsi enlevé trois enfants soudanais le 23 juillet avant de réclamer une rançon – un procédé devenu habituel qui se solde parfois par des assassinats. Adam Babekir, chercheur spécialiste des conflits frontaliers et des migrations au sein de l’université de Gedaref, revient sur les enjeux de la reconquête des terres soudanaises à la frontière éthiopienne.

Le Point Afrique : Pourquoi l’offensive lancée par Abdel Fattah al-Burhan était inévitable ?

Adam Babekir : Depuis des années, il y a des problèmes de sécurité à la frontière, principalement à cause des milices éthiopiennes Shiftas qui kidnappent des agriculteurs, des éleveurs et des marchands soudanais et demandent une rançon ou les tuent. En décembre, ces miliciens ont encore tué trois ou quatre militaires soudanais. Or, d’après l’accord sur la démarcation des frontières de 1902, le triangle d’al-Fashaga se trouve du côté soudanais. Seuls 52 agriculteurs éthiopiens avaient été autorisés à rester lors des amendements signés en 1972 par les deux ministres des Affaires étrangères. Ce compromis a été respecté jusqu’en 1996, sous l’ère d’Omar el-Béchir, date à laquelle de gros exploitants agricoles éthiopiens, aidés par des milices, ont forcé les Soudanais à fuir leurs terres en les pillant, les tuant ou les enlevant.

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Ces derniers se sont alors installés dans certaines zones d’al-Fashaga, profitant que les forces armées soudanaises soient occupées par d’autres conflits, notamment au sud du Soudan [qui fera finalement sécession en 2011, NDLR]. Depuis, les deux pays ne sont jamais parvenus à un accord, malgré de nombreuses réunions consacrées au différend frontalier. L’offensive militaire s’est donc imposée comme la seule solution pour protéger les Soudanais des Shiftas. Le retrait des milices pour aller se battre au Tigré [une région située au nord de l’Éthiopie et embourbée dans un conflit sanglant engagé par l’armée nationale début novembre, NDLR] l’a rendue possible. L’armée soudanaise a lancé des opérations pour reprendre les terres, sans affrontements directs avec les soldats éthiopiens.

Comment expliquer que, huit mois plus tard, de nombreux agriculteurs soudanais, expropriés depuis 1996 ou bien victimes de l’insécurité générée par cette offensive, attendent toujours de retourner sur leurs terres ?

Cela est effectivement lié à l’insécurité qui règne à proximité de leurs terres. Par exemple, dans le Grand al-Fashaga [à l’est du triangle, NDLR], il y a une zone résidentielle appelée Barkhat qui demeure sous le contrôle du gouvernement éthiopien. En raison de la présence de civils éthiopiens, les forces armées soudanaises n’ont pas pu y entreprendre d’opérations pour chasser les miliciens éthiopiens. Tandis que dans le Petit al-Fasgaha [pointe du triangle à l’ouest du territoire disputé, NDLR], les zones de Kutur Aant et Khur Humer restent également gérées par les Éthiopiens. Parallèlement aux actions militaires menées sur le terrain, les négociations se poursuivent pour trouver un accord entre ces deux pays aux liens très forts qui s’illustrent actuellement par l’accueil sur le sol soudanais de réfugiés tigréens [près de 60 000 ont franchi la frontière depuis novembre, NDLR] ou encore kemants [peuple minoritaire persécuté et dont 3 000 individus sont arrivés le 26 juillet d’après les autorités soudanaises, NDLR].

Quelles sont les conséquences négatives de ce conflit ?

Les bénéfices mutuels en pâtissent. Beaucoup de travailleurs éthiopiens, qui viennent habituellement soutenir les agriculteurs soudanais pendant la saison des pluies, pourraient cette année rester chez eux. Cela affectera l’économie soudanaise. Alors qu’une fois la paix signée, ces migrations saisonnières pourront recommencer. L’Éthiopie n’est en effet pas l’ennemi du Soudan, et vice versa. L’ennemi, c’est la pauvreté dans la mesure où les tensions frontalières affectent systématiquement ses habitants. Des projets communs devraient au contraire être développés dans ces zones pour que chaque partie se rende compte qu’elle a besoin de l’autre et cesse de fait de lui nuire.

Comment mettre un terme à la terreur orchestrée par les Shiftas ?

Nous devons changer leur culture et susciter leur prise de conscience. L’éducation s’avère pour cela essentielle, de même que l’enseignement de nos langues respectives afin que Soudanais et Éthiopiens se comprennent. Or, pour l’heure, l’amharique [langue officielle d’Éthiopie, NDLR] n’est pas au programme dans les écoles de l’État soudanais frontalier de Gedaref. Les projets conjoints pourraient aussi mettre fin aux activités des Shiftas. Cependant, certains agriculteurs des communautés frontalières font pression sur les gouvernements de la région Amhara et du Tigré pour qu’ils ne prennent pas de mesures contre les Shiftas. Car ils souhaitent continuer à exploiter les terres soudanaises, plus fertiles que le sol rocheux de l’autre côté de la frontière. Il suffirait que ces exploitants éthiopiens cultivent les champs soudanais par le biais d’investissements, conformément à la loi soudanaise, de la même manière que les pays du Golfe investissent au Soudan.

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