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Algérie – Saïd Djabelkhir : « Il faut libérer les médias de l’emprise salafiste »

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Poursuivi en justice pour « offense au Prophète », l’islamologue plaide pour une approche rationnelle de la religion. Au nom, selon lui, de la logique même des préceptes islamiques. Entretien.

Malgré les insultes, les menaces de mort et sa condamnation, le 22 avril, en première instance, à trois ans de prison pour « offense aux préceptes de l’islam », le chercheur spécialiste de soufisme Saïd Djabelkhir poursuit son combat contre la pensée unique en islam. Cet islamologue de renom était poursuivi par un universitaire et sept avocats pour avoir expliqué que certains rituels comme les pèlerinages et le sacrifice du mouton existaient avant l’islam.

La septième chambre pénale près de la Cour d’Alger vient d’accepter d’ajourner son procès en appel jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel tranche sur le recours de sa défense, sur l’inconstitutionnalité de l’article 144bis 2 du code pénal, qui a servi de base à la sentence.

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Un article de loi que Saïd Djabelkhir, 56 ans, fondateur du Cercle des lumières pour la pensée libre en Algérie, appelle à abolir depuis des années car il est en contradiction avec l’inviolabilité de la liberté d’opinion consacrée par la Constitution.

Selon lui, « l’ effort de réflexion est avant tout un devoir religieux et il doit être opéré sur la base des nouvelles disciplines scientifiques et surtout les sciences humaines : histoire, sociologie, psychologie, linguistique, anthropologie, philologie, codicologie, étude critique et historique des textes ».

Jeune Afrique : Votre recours contestant la constitutionnalité de l’article 144 bis 2 a été accepté. Pensez-vous que c’est de bon augure pour la suite ?

Saïd Djabelkhir : Il m’est déconseillé par mes avocats de faire des déclarations relatives au volet juridique de cette affaire, mais il est clair que je suis solidaire de toute initiative que pourrait prendre ma défense, et j’estime que l’acceptation de notre requête concernant l’inconstitutionnalité de l’article 144 bis 2 du code pénal et son envoi au Conseil constitutionnel sont en soi un très grand pas en avant. J’espère que le Conseil donnera une suite favorable à notre demande.

Que vous reprochent exactement les plaignants ?

Ils me reprochent d’avoir « offensé le Prophète » et d’avoir « dénigré les préceptes de l’islam » selon l’article 144 bis 2 du code pénal.

C’est la première fois que le débat académique est convoqué à la barre. Cette régression risque-t-elle de se généraliser ?

Effectivement, c’est la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante que le débat académique est convoqué à la barre. Or la place naturelle de ce débat se trouve dans les universités, les centres culturels, les radios, les plateaux de télévision, les journaux et les médias en général, mais certainement pas dans les tribunaux.

Si on ne fait rien pour contester cet état de choses, la régression risque de se généraliser, et les libertés académiques seraient menacées, les chercheurs n’auraient plus le droit d’exprimer librement leurs opinions pour rendre publics les résultats de leurs recherches. Il n’y aura plus de recherche. Quel est l’intérêt de faire de la recherche si on n’a pas le droit d’exprimer librement les résultats de ces travaux ?

LA PEUR NE M’EMPÊCHE PAS DE FAIRE MON DEVOIR

Vous êtes le fondateur du Cercle des lumières pour la pensée libre (CLPL), un espace de débat engagé contre l’obscurantisme. Vous avez été pour cela insulté, menacé. Comment gérez-vous cette situation ? Craignez-vous pour votre vie ?

J’ai fondé en 2014 le CLPL, que certains préfèrent appeler « carrefour des lumières ». Nous avons organisé des centaines de conférences et débats publics sur différents thèmes qui ont été enregistrées et diffusées sur les réseaux sociaux. Il y a eu beaucoup d’adhésions au cercle et de réactions positives encourageantes, mais aussi des réactions négatives insultantes, voire plus de la part des extrémistes religieux.

J’ai reçu à maintes reprises et je continue à recevoir des messages d’insultes et de menaces directes, parfois même via des diffusions en direct et des enregistrements vidéo à visage découvert.

Concernant les insultes, je ne réponds jamais, mais concernant les menaces de mort directes, j’ai déposé plainte au bureau du procureur de la République. Cela dit, la peur est un sentiment humain, mais elle ne m’empêche pas de faire mon devoir quelles que soient les circonstances.

Comment contrer le retour en force du salafisme ?

Pour contrer le salafisme, c’est d’abord à l’école qu’il faut opérer un changement radical. Tout s’y joue car c’est là que se forme le citoyen aux valeurs républicaines, celles du respect des droits de l’homme, du respect des libertés individuelles, de l’altérité, du respect de la différence et du droit à la différence, de la diversité et du vivre-ensemble en paix.

Il y a aussi le travail remarquable d’éclairage, de tanwir, d’explication et de pédagogie que font les jeunes et certains intellectuels sur les réseaux sociaux et même sur le terrain à travers les différentes structures de la société civile, associations, collectifs, groupes de dialogue et de débat, et autres. Il faut dire qu’avec des moyens rudimentaires le travail de ces jeunes commence à porter ses fruits.

D’autre part, il y a un très grand travail d’ijtihad, c’est-à-dire un effort de réflexion sur les textes fondateurs de l’islam, qui doit être fait. Les lectures traditionnelles ne répondent plus aux attentes, besoins et questionnements de l’homme moderne.

LES MUSULMANS N’ONT JAMAIS COMPRIS LES TEXTES SACRÉS DE LA MÊME FAÇON, MÊME À L’ÉPOQUE DU PROPHÈTE

Cet effort de réflexion est avant tout un devoir religieux et il doit être opéré sur la base des nouvelles disciplines scientifiques et surtout les sciences humaines : histoire, sociologie, psychologie, linguistique, anthropologie, philologie, codicologie, étude critique et historique des textes, etc. Et c’est à partir de là qu’on pourra construire une nouvelle lecture des textes religieux qui concrétisera un islam des lumières, c’est-à-dire un islam qui ne sera pas en contradiction avec les valeurs de la modernité.

Estimez-vous que la société algérienne est aujourd’hui davantage influencée par une vision rigoriste de l’islam ?

Oui, je l’estime, mais le problème n’est pas là. Le problème est que les autres lectures progressistes de l’islam n’ont pas accès aux médias. On ne leur permet pas de s’exprimer sur les radio et chaînes de télévision, qu’elles soient publiques ou privées.

Et si le public ne reçoit qu’un message à sens unique, il est alors tout à fait normal que la majorité accède à un islam à pensée unique. Chose qui n’a jamais existé durant toute l’histoire de l’islam et des musulmans pour une raison très simple, c’est que les musulmans n’ont jamais compris les textes sacrés (Coran et hadiths) de la même façon, même du vivant du Prophète. Il faudrait donc de toute urgence libérer les médias de l’emprise du discours salafiste et rigoriste.

Reste-t-il quelques adeptes de la lecture moderniste de la religion en Algérie ?

Il en reste sûrement, mais je dois dire que l’écrasante majorité d’entre eux ont peur de s’exprimer. Il n’y a qu’à voir le procès que je subis à cause de mes idées pour comprendre leur attitude.

Afrika Stratégies France avec Jeune Afrique

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