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Père Marius H. Djadji : « la Côte d’Ivoire subit la haine, la provocation, le rattrapage ethnique et l’Eglise a son mot à dire »

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Prêtre catholique du diocèse ivoirien de Yopougon (sud) depuis 2006, l’Abbé Djadji a fait, après le cycle canonique de philosophie,  des études de théologie au grand Séminaire Saint Cœur de Marie d’Anyama en périphérie d’Abidjan, la capitale. Docteur en théologie de l’université catholique de Louvain la-Neuve (Belgique), ce diocésain est actuellement curé de la paroisse saint Antoine de Sart-Messire-Guillaume dans l’archidiocèse de Malines Bruxelles. Professeur titulaire du cours d’ecclésiologie au Grand Séminaire Notre Dame et Studium de Namur en Belgique, il suit de près l’actualité politique de son pays. Il revient sur l’intrusion maladroite d’un ministre ivoirien dans la cathédrale d’Abidjan pour répliquer à un message du Cardinal  Jean-Pierre Kutwa, la situation fragile de son pays qui va à une élection présidentielle le 31 octobre, l’inquiétude des ivoiriens qui craignent un rendez-vous avec la violence et surtout, le rôle de l’Eglise catholique dans les sphères politiques africaines. Initiateur de cours théologiques par internet pour des laïcs, ce fieffé théologien est auteur de nombreux ouvrages. Le père Marius Hervé Djadji se prête aux questions de Afrika Stratégies France, sans langue de bois, avec précisions et l’esprit de synthèse qui caractérise un universitaire de ce niveau. Entretien !

Vous êtes prêtre catholique, vous avez fait une sortie contre la candidature de Alassane Dramane Ouattara. Que reprochez-vous exactement à cette candidature ?  

Je n’ai pas fait de sortie contre la candidature du président de la République. J’ai simplement rappelé ce que ses experts, ses juristes ont dit au peuple. Ils ont clairement interprété les articles de la nouvelle constitution en affirmant qu’ils ne permettent pas au président de postuler pour un troisième mandat. Je milite donc pour la cohérence parce que l’incohérence conduit à l’anarchie.

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Récemment, alors que l’archevêque d’Abidjan, le cardinal Jean-Pierre Kutwa s’est prononcé sur la candidature du président ivoirien qu’il ne trouve pas « nécessaire« , la cathédrale a reçu la visite d’un bouillant ministre, Kouassi Kobénan Adjoumani pour ne pas le nommer. Comment avez-vous, en tant que prêtre, vécu cette intrusion pour le moins maladroite ?

Le geste du ministre et de ses amis appelés « cadres catholiques » est politiquement, moralement et théologiquement dangereux pour la cohésion nationale. D’un point de vue politique, ce groupe ne rend pas service au président de la République et à son parti à quelques semaines de l’élection présidentielle. Par son acte, le ministre Adjoumani choque et blesse non seulement les catholiques et les autres chrétiens mais aussi les musulmans pour non-respect d’un lieu de culte. Au niveau éthique, le geste est déplacé. Au niveau théologique, ce groupe n’est pas reconnu dans l’Église locale d’Abidjan. Il n’a pas reçu l’autorisation pour poser cet acte. Si ce groupe se dit catholique, par son geste il crée la rupture de communion avec l’Église particulière d’Abidjan et son chef, le Cardinal. L’Église respecte la liberté d’expression. Le ministre et son groupe pouvaient faire leur conférence en dehors de la cathédrale. Le fait de vouloir utiliser la même salle de conférence, se tenir là où le Cardinal a parlé, pour le contredire au sein de la cathédrale, c’est oser, c’est défier l’autorité du Cardinal.

Est-ce qu’il est acceptable, un tel geste ? Est-ce qu’il ne viole pas l’espace religieux du diocèse ? Cela restera-t-il sans conséquence ?

Ce geste ne peut pas être accepté dans n’importe quelle institution. Relisez le discours du Cardinal et vous verrez le ton avec lequel il s’est adressé au Président de la République. Le Cardinal a utilisé un ton courtois parce qu’il sait qu’il parle au chef de l’État. L’Église exige le respect des autorités publiques et politiques. Mais le ministre Adjoumani n’a pas usé de la manière. Il n’y a aucun style de respect dans sa tenue vis-à-vis du Cardinal. La courtoisie est un style qui permet de se rapprocher, de s’écouter et de se parler mutuellement. Au niveau des conséquences, il peut être sanctionné. Tout dépendra du Cardinal.

Vous êtes théologien et un prêtre très respecté dans votre pays. Malgré votre appel, Alassane Ouattara est candidat. Est-ce que vous êtes désespéré ?

Je ne désespère pas, parce que les élections n’ont pas encore eu lieu. Mais ce qui me fait mal c’est le flou juridique que les dirigeants africains et leurs intellectuels introduisent dans les constitutions de nos pays. Nous avons des intellectuels qui contemplent leurs comptes bancaires et leurs rangs, postes et promotions par rapport à leur dignité et à leurs convictions. Ils n’ont pas peur du tribunal divin, du jugement du peuple et du procès de l’histoire. J’ai peur pour l’Afrique de demain d’un point de vue intellectuel.

Craignez-vous des violences lors de la prochaine présidentielle ivoirienne ?  

Quand on observe l’environnement politique et sociétal de la Côte d’Ivoire aujourd’hui, on n’a pas besoin de faire les sciences politiques pour déduire que nous partons tout droit vers les affrontements. Depuis 2011 les Ivoiriens vivent dans la haine, la vengeance, les provocations, le rattrapage ethnique et les règlements de compte. Les Ivoiriens ne sont pas encore réconciliés et rien n’a été fait pour les rapprocher. Les partisans des différents leaders politiques se guettent. Il faut poser des actes forts pour rapprocher les différents camps avant les élections.

Quelles devront être, selon vous, les conditions pour une élection équitable et transparente ? Est-ce qu’elles peuvent être remplies d’ici octobre 2020 ?  

En janvier 2020, les évêques de Côte d’Ivoire ont émis les critères pour une élection apaisée, équitable et transparente. Il faut créer un climat de réconciliation. Il faut libérer tous les prisonniers politiques et militaires, œuvrer pour le retour de tous les Ivoiriens en exil y compris le retour au pays du président Gbagbo Laurent, du ministre Blé Goudé et du premier ministre Soro. Il faut une Commission électorale qui n’a aucune couleur politique et qui est un véritable arbitre. Il faut avant tout respecter notre loi fondamentale, la Constitution.

Quelle lecture faites-vous des diverses étapes du processus électoral ?  

Je ne suis pas un expert d’organisation des élections mais ce que j’observe est que les différentes parties, c’est-à-dire le pouvoir et l’opposition ne sont pas d’accord sur les règles du jeu électoral. Il faut donc trouver un terrain de concertation. Comme l’a souligné le Cardinal, l’élection n’est pas une urgence par rapport à la paix et à la réconciliation.

Les candidatures de Laurent Gbagbo et de Guillaume Soro, si elles sont acceptées par le Conseil constitutionnel contribueront-elles à apaiser la situation ?  

La Côte d’Ivoire ne doit pas être conditionnée par tel ou tel homme politique. Ce qui est important c’est le pays. Je demande qu’on mette en place des lois et institutions pour une Côte d’Ivoire apaisée. Je veux une Côte d’Ivoire dans laquelle les élections ne deviennent pas un lieu d’affrontement. Dans d’autres pays on organise les élections sans violence. Pourquoi chaque cinq ans les Ivoiriens doivent s’entretuer et détruire leur pays à cause d’une élection ? Ce n’est donc pas une affaire de Gbagbo ou de Soro, il faut faire de telle sorte que tous les Ivoiriens participent aux élections et qu’aucune règle injuste n’exclut aucun Ivoirien qui aimerait postuler à la magistrature suprême.

Que répondez-vous à ceux qui dénoncent une trop grande implication de l’Église catholique dans la politique en Afrique ?

Il y a aujourd’hui en Afrique une manipulation autour du concept de la laïcité. Quand le discours de l’Église arrange, on parle d’elle comme une figure morale, un miroir, une référence, mais quand la parole de l’Église dérange, on sort le concept de la laïcité en travestissant son sens. La laïcité n’est pas l’absence du religieux dans la sphère politique et publique. La laïcité vient de Dieu. Dans la Bible, Dieu lui-même par l’acte de création a séparé le spirituel du temporel, le religieux du profane. La laïcité est la séparation entre le pouvoir étatique et le pouvoir religieux.

Le pouvoir religieux ne dicte donc pas des normes à l’État, ne gère pas l’État, le pouvoir religieux ne définit pas le fonctionnement de l’État, la Constitution ne prend pas la couleur d’une religion. De même, l’État ne décide pas du fonctionnement du religieux, l’État ne choisit pas un camp religieux, n’avantage pas un groupe religieux et ne s’ingère pas dans l’organisation des religieux. Cependant étant donné que le religieux porte son message sur le bien-être de l’homme, le discours religieux s’intéresse à la société, à l’éthique politique, à la paix, au vivre ensemble et au respect de la dignité humaine et des peuples. Le religieux étant donc dans la société, il a le droit, au nom de la liberté d’expression, de donner un avis, de proposer, et de contribuer au bien-être. La laïcité de l’État ne signifie pas persécution du religieux, la laïcité ne mange pas le curé, la laïcité ce n’est pas du laïcisme. L’Église ne s’implique pas dans la politique. En Afrique, l’Église est comme Moïse qui combat les Pharaons à travers son enseignement qui propose la paix, la justice, l’honnêteté et le bien-être des peuples. Quand un pouvoir combat l’Église, c’est qu’il se reproche quelque chose.

Propos recueillis par Yasmina Fadhoum, Afrika Stratégies France

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