Afrika Strategies
Revue d'intelligence et d'Analyse

Mehdi Alioua : « Afrique, immigration, indépendances et jeunesse »

Août 1960. Plusieurs pays francophones de l’Afrique ont accédé à l’indépendance (Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina-Faso, Mali, Centrafrique, Congo, Gabon, Niger, Sénégal, Tchad).  A l’occasion, Afrika Stratégies France ouvre une série de papiers sur divers aspects de cet accès à la souveraineté.  59 ans après, l’Afrique n’a toujours pas réussi à répondre aux aspirations de sa jeunesse qui rêve toujours d’exil. Le manque de perspectives et d’opportunités ont en effet longtemps provoqué la fuite des cerveaux mais aussi d’une partie du continent qui traverse la mer Méditerranée ou encore le désert au péril de sa vie, à la recherche de meilleures conditions de vie. Pourquoi les Etats africains, bien loin des idéaux au lendemain de la décolonisation et de la promesse d’un avenir meilleur pour tous, peinent-ils aujourd’hui encore à empêcher le départ de leurs forces vives alors que de nombreux  économistes estiment que l’avenir se jouera en Afrique ? L’échec des dirigeants à se conformer aux besoins de leurs peuples a-t-il accentué l’émigration des ressources humaines du continent vers des contrées plus prospères ? Le sociologue Mehdi Alioua, enseignant chercheur à l’université internationale de Rabat, titulaire de la chaire Migrations, mobilités, cosmopolitismes, livre son regard à Afrika Stratégies France. Indépendances et défis de migration… Interview.

Aujourd’hui, les investisseurs du monde entier ont leur regard porté sur l’Afrique, dont on affirme être le futur eldorado. Pourtant une grande part de la jeunesse africaine, elle, n’est pas de cet avis et tente au péril de sa vie de rejoindre l’Europe qu’elle considère comme son salut. Comment expliquez-vous un tel paradoxe ?

Il ne faut pas considérer les migrations internationales comme des mouvements erratiques et irrationnels mais plutôt comme des circulations organisées. La majorité des africaines et des africains qui migrent ont un projet migratoire, des informations sur la route à prendre et la plupart du temps rejoignent un membre de leur famille ou un ami. Et puis la majorité écrasante des personnes migrantes migre en Afrique et non en Europe ! Et s’il y a des désespérés fuyant la misère qui tentent leur chance en Europe par des routes clandestines, ils sont la minorité. Il ne faut pas confondre les crises qu’il y a eu avec les guerres de Syrie et de Libye avec les circulations migratoires africaines. Et même concernant les personnes qui fuient les guerres sanglantes on se rend compte qu’elles restent majoritairement sur le continent africain où il y a le plus grand nombre de camps de réfugiés au monde.

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Depuis leur indépendance, de nombreux Etats africains n’ont toujours pas réussi à répondre aux aspirations de leur peuple et de la jeunesse. Est-ce un manque de volonté de la part des dirigeants ou une situation sciemment orchestrée pour assurer leurs propres intérêts ?

Pour résister à l’horreur des traites négrières, européenne, mais aussi arabe et maghrébine, à la violence et la déstructuration sociale de la colonisation européenne et à la destruction de l’économie de prédation et de prélèvement, il a fallu beaucoup de courage et d’inventivité. Comme il était impossible pour les africains de résister technologiquement, ils ont résisté par les idées. Du coup, aux moments des libérations il y avait plus d’idéologues, de militants et d’intellectuels pour diriger les jeunes nations que de constructeurs et de dirigeants pragmatiques. Cela a malheureusement permis un terrain fertile pour les coups d’Etats et les guerres de paroisse. Les anciennes puissances coloniales ont souvent préféré les dirigeants qu’elles jugeaient pragmatiques aux idéologues et cela a donné les dérives que nous connaissons jusqu’à aujourd’hui.

La fuite des cerveaux a longtemps été un fait en Afrique. Aujourd’hui on constate que même des intellectuels tentent leur chance par le biais de l’émigration clandestine. Comment analysez-vous cette nouvelle donne?

Depuis la création de l’espace Schengen et la nouvelle frontiérisation de l’Europe, notamment avec sa politique de visa, à laquelle sont confrontés la plupart des Africains qui désirent migrer dans un pays membre, les migrants ont dû s’adapter en prospectant de nouvelles stratégies migratoires. Car depuis Schengen, les migrants économiques, réfugiés, commerçants, étudiants venus d’Afrique subsaharienne sont systématiquement et injustement renvoyés à un même système de tri et cela a eu un effet sur les circulations interafricaines. On nomme cela l’externalisation du contrôle des frontières européennes. Avec cette externalisation nous faisons face à un double processus de délégitimation conduisant à criminaliser les migrants africains (maghrébins compris bien évidemment) mais aussi à en faire des victimes. Cela a participé à occulter à la fois des réalités statistiques car la majorité des migrations africaines demeurent intracontinentales et l’Afrique Méditerranéenne devient une zone d’immigration, et des comportements migratoires qu’il importe de resituer dans la longue durée. Plus que l’augmentation des volumes, la diversification des courants migratoires et la multiplication des figures de migrants constituent les mutations les plus remarquables. Ces changements dans les régimes de mobilité doivent être interrogés à l’aune de processus aux effets potentiellement contradictoires : durcissement des politiques migratoires, modernisation des transports et processus d’individualisation dans un contexte de globalisation économique et culturelle accéléré. Ainsi, les personnes qui en ont les moyens économiques mais aussi cognitifs ou relationnels, ont envie de voyager, de découvrir le monde et de faire des expériences ailleurs, d’aller « chercher sa vie » comme certains disent.

On constate aussi que de nombreux jeunes africains ne connaissent pas leur continent ni les opportunités ainsi que le potentiel économiques qui y sont…. Cela expliquerait-il en partie, selon-vous, le fait que des jeunes traversent la mer ou le désert pour l’Europe, qui vit actuellement elle même de graves problèmes liées aux conjonctures économiques ?

Comme le dit si bien le grand penseur camerounais Achille Mbembe « il n’y a aucune sorte de raison valables pour que nos jeunes meurent dans la mer Méditerranéenne ». Nous avons beaucoup de choses à offrir à nos jeunes. Mais les évolutions sociales que j’ai sommairement résumées ont participé à créer un processus d’individuation où les jeunes sont pris entre le désir de vivre leur vie et les solidarités familiale et communautaire traditionnelle. En résistant contre l’oppression coloniale, les africains ont dû s’approprier deux principes politiques essentiels à leur lutte : la liberté et l’égalité. Ainsi, depuis leur indépendance, les Etats africains n’ont cessé de faire une place de plus en plus importante à la citoyenneté et à son corollaire sociologique, l’individu émancipé. C’est ce qui a permis de faire surgir des personnalités propres, car les enfants grandissent dans leur individualité au sein des familles, mais aussi et surtout à l’école où ils sont éduqués et évalués individuellement. Cette nouvelle modernité touche de large pan des sociétés africaines et ses jeunesses, bouillonnantes, avides de nouvelles expériences et de changements, souffrent localement des lourdeurs conservatrices et du manque d’opportunités économiques. Faciliter les mobilités intra-africaines pourraient, en partie, aborder cette énergie et faire émerger de nouveaux projets, individuels et collectifs, qui profitera forcément à l’économie et participera à créer de nouveaux emplois.

Selon-vous, quelles sont les solutions pour maintenir les jeunes en Afrique qui font face au chômage de masse, dont les Etats n’ont pas prévu de politique d’envergure pour le réduire ? 

C’est très dur de répondre à votre question car il n’y a pas de solutions miracles et chaque pays ou région a aussi ses spécificités. Mais en tant que sociologue je constate un décalage profond entre les évolutions des formes d’organisations et de solidarités sociales et les solutions de politiques économiques pour y faire face. L’Afrique, me semble-t-il, doit faire beaucoup plus confiance aux jeunes, mieux les écouter et apprendre d’eux. Cela permettrait de mieux prendre conscience des changements sociaux. Il faut aussi absolument élaborer un modèle économique propre. Je rejoints à 100% les propos de Felwine Sarr : nous ne devons pas copier-coller bêtement les recettes économiques des anciennes puissances coloniales. Nous avons depuis des siècles élaboré des solutions efficaces et durables que le savoir scientifique et technologique contemporain peuvent rendre encore plus efficace et dupliquable. Ce que les Africains doivent d’abord faire c’est être beaucoup moins incertains de leur valeur. Nous sommes capables de produire des chaines de valeurs ajoutées dans beaucoup de domaine mais nous préférons les abandonner aux puissances économiques d’aujourd’hui. Au Maroc, le deal tomate contre technologie n’est plus tenable ! Pareil avec le Coton du Mali ou le cacao de Côte d’Ivoire. Par contre, nous avons des inventions incroyables dans l’architecture pour faire face au réchauffement climatique, comme le prouve l’architecte burkinabè Diébédo Kéré, ou encore des jeunes Marocains étudiants ingénieurs qui ont mis au point un réfrigérateur sans électricité en s’inspirant des vielles techniques traditionnelles améliorées. Les exemples ne manquent pas et c’est là qu’il faut donner la priorité : la jeunesse qui réinvente nos traditions ! Bien évidemment cela passera par l’école pour tous et une révision des programmes scolaires pour accompagner cette évolution.

Peut-on penser que la diaspora africaine qui est dynamique et ose entreprendre a un rôle à jouer dans la construction d’une Afrique du future pourvoyeuse notamment d’emplois pour la jeunesse ?

Je pense qu’on donne trop d’importance de ce point de vue à ce que l’on nomme « la diaspora africaine ». Bien évidemment, tous les Africaines et les Africains ont un rôle à jouer et celles et ceux qui vivent en-dehors du contient n’en sont pas moins Africains ! Mais il ne faut pas surévaluer leur rôle, car si les envois d’argent au pays restent pour la plupart des pays africains d’émigration la principale source de devises et ses montants sont bien plus supérieurs à l’aide au développement, ce ne sont que très rarement des investissements productifs. Il faut bien sûr chouchouter nos ressortissants du monde mais pas tout leur mettre sur les épaules, surtout que parfois ils ont l’impression, à juste titre, de ne pas être vraiment des citoyens mais plutôt des vaches à lait ! Il faudrait concevoir les migrations comme un phénomène normal et les migrants comme des citoyens normaux, ça changerait beaucoup de choses !

Pensez-vous comme certains observateurs pessimistes que la fuite de la jeunesse africaine vers les pays développés va s’intensifier à l’avenir ou au contraire considérablement se réduire face aux opportunités économiques du continent ?

Sans aucun pessimisme, les migrations en générale, et notamment vers les pays les plus développés, vont fortement s’accentuer. Il faut savoir que l’Afrique est le continent qui migre le moins au monde, que ce soit à l’intérieur des pays, à l’intérieur du contient ou vers l’extérieur. C’est donc aussi le continent qui contient le plus de « réserves de mobilité ». Les mobilités à l’intérieur des pays vont encore plus s’accentuer avec l’urbanisation, et il faut anticiper cela en améliorant les voies de communication et les agencements ville-campagne. Les mobilités transfrontalières et intracontinentales vont encore plus s’accentuer et il faut anticiper cela en favorisant les accords de libertés de circulations et mieux garantir le respect de ceux qui existent déjà. Les mobilités extracontinentales vont fortement s’accentuer malgré les visas et la frontiérisation européenne et il faut anticiper cela en défendant nos intérêts de manière collective pour ne pas être isolé face à l’UE qui impose sa doxa en la matière et en favorisant le retour ou transfert des compétences perdues lors des émigrations ou de celles nouvelles acquises lors des immigrations. Dans ces trois étages des mobilités, il y a des opportunités économiques et technologiques incroyables ! Mais il faut pour cela, là aussi, changer notre regard sur les migrants et les migrations.

Propos recueillis par Assanatou Baldé, Afrika Stratégies France

 

 

 

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