TUNISIE : Après le confinement, la tragédie reprend en haute mer

52 morts au moins, sans doute un peu plus, jusqu’à 80 selon diverses sources. Un naufrage de migrants venant de la Côte d‘Ivoire, de la Guinée et de la Tunisie essentiellement a connu, le 9 juin, une issue fatale. Si le confinement a imposé une trêve à l’immigration par la méditerranée,  le répit aura été de courte durée. Depuis mi-mai, pas moins de 11 bateaux sont partis.

Au centre ville de Sfax, deuxième grande ville tunisienne, une villa délabrée sert de Bunker (lieu secret de transition avant la traversée) pour une centaine de personnes. Leur traversée prévue pour le 19 mars n’aura jamais lieu ou en tout cas de si tôt. Le confinement partiel suivi de couvre-feu imposé par la Tunisie mi-mars en raison du Covid-19 les aura surpris. Au bout de quelques jours d’attente, faute de nourritures et face à la dégradation hygiénique, le chef passeur les a tous remis à la rue. « J’ai vendu tous mes biens et libéré ma maison avant de pouvoir payer pour la traversée, je n’ai nulle part où aller » pleurniche  Rachèle. Pas de quoi faire frémir Tareck. A 46 ans, ce passeur originaire de Sousse, plus craint que respecté en a vu et entendu plus. Borgne, il porte un cache-œil sur sa gauche et avale de chaudes goutes de café en bougeant nerveusement sa pomme d’Adam. Venue du centre de la Côte d’Ivoire, Rachèle fait plus jeune que ses 39 printemps. Son financé a rallié l’Italie par la méditerranée et depuis, l’attend en Bretagne française. Elle devait effectuer le voyage avec son unique fille qui s’accroche rudement à sa poupée comme si elle se prépare à l’épreuve. Tout cela, c’était en mars 2020. Depuis, tout a changé, l’auteur de ces lignes, qui a séjourné de mars à mai à Tunis a été rapatrié sur Paris et les traversées ont repris. Depuis fin mai, Rachèle a rejoint son mari en France et la course aux lampas (thème nouchi ivoirien pour désigner ces bateaux de fortune) a repris de plus belle et la première tragédie qui a fait entre 52 et 80 morts il y a quelques jours, n’a eu que peu d’échos dans la presse. « Un bateau de pêche » selon Jean Ferdinand Mohenou Gboukpehi qui évoque la mort de « trois enfants et vingt huit femmes » parmi les 62 corps qui ont déjà échoué sur les côtes tunisiennes. Président de l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (Aesat) depuis fin février 2020, suit la situation de près et déplore « que les autorités locales ne déploient pas les moyens adéquats » pour contrer le fléau.

Rattrapage sur le ramadan

Le mois de ramadan est la meilleure période pour traverser la méditerranée vers l’Europe. « Généralement, les gardes côtes tunisiens sont épuisés par le jeûne et sont moins regardants » selon Maria. A 23 ans dont 3 passés en Tunisie, elle a tenté 4 fois de passer de l’autre côté de la mer. « La Libye d’abord, avec une longue traversée du désert » tient-elle à préciser. Elle aurait été aussi, selon son témoignage, victime de viol à plusieurs reprises. Le petit métis d’un peu plus d’un an qu’elle tient, dans un restaurant clandestin de El Awouina, quartier africain de Tunis, en est le fruit. Depuis, elle a tenté une seconde fois et a été arnaquée,  » une intermédiaire camerounaise s’est enfuie avec notre argent » un gros butin de 160.000 dinars tunisiens soit 55.000€. Pourtant, elle reste déterminée plus que jamais.  « Je ne peux pas vire en Tunisie, je ne peux pas non plus retourner à Yamoussoukro » confiait à Afrika Stratégies France, celle qui est venue faire un diplôme de mannequinat en Tunisie. Mais Maria n’arrivera jamais à Lampedusa, son rêve sera brisé le 9 juin par les vagues, en pleine mer. Elle est morte. Son fils n’a eu la vie sauve que parce qu’il a été confié à une amie de sa mère. Depuis la fin du confinement et du ramadan, les traversées s’enchaînent. Au moins une dizaine est déjà arrivée, « sans doute plus ! » s’amuse Arafat, un intermédiaire qui espère rattraper « les gains perdus pendant le confinement ». D’autant que chaque année, ce commerce engrange quelques dizaines de millions d’euros. Si les chiffres ne sont pas précis,  l’Office international des migrations (IOM) et le haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés (UNHCR) estiment à 650 000 migrants actuellement en Libye, en attente de rallier l’Europe. En Tunisie, un peu plus de 15.000 attendent de partir de Sfax.

Un juteux trafic

L’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (Aesat) essaie de faire ce qu’elle peut, mais selon sa secrétaire générale adjointe, « ce ne sont pas des étudiants qui prennent le plus souvent les bateaux« . Animatrice à Radio Libre Francophone (Rlf) lancée par des subsahariens, Makaya-Exaucée  Lhi-Tshiess, pense que « ce sont des personnes en situation irrégulière, non étudiantes qui prennent le risque« . Le commerce de migrants est juteux. Avec une mafia bien organisée allant d’intermédiaires essentiellement subsahariens à des passeurs tunisiens et à la tête du réseau, le grand maître. On ne le voit nulle part. Pour chaque traversée, le prix varie entre 4000 et 6000 dinars tunisiens (1350 à 2000€). Ce qui pousse le plus souvent les passeurs à sacrifier, contre 300.000 collectés auprès de 150 candidats à l’immigration un bateau payé 100.000€. Le bénéficie est de 200%. La police tunisienne très corrompue tire sa part du gâteau en laissant, contre quelques milliers d’euros, des embarquements accéder à l’espace international d’où ils sont généralement sauvés par les gardes côtes italiennes.   D’ailleurs, pour Aboubacar Sidiki Dobé, « ce n’est pas une traversée des misérables » car, insiste ce journaliste d’origine ivoirienne, « il n’est pas donné à n’importe qui de rassembler 1500€ pour un tel projet« . Depuis de nombreuses années, Radio Libre Francophone (Rlf) dont il est le promoteur multiplie des séances et émissions de sensibilisations sur le sujet. Il fustige les moyens limités des ambassades subsahariennes pour « influencer la situation » tout en saluant  » des projets communs qui se multiplient entre la société civile tunisiennes et des associations ivoiriennes à Tunis« .  Aboubacar Sidiki Dobé explique la récurrence du phénomène par « l’illusion selon laquelle immigrer en Occident est la seule issue pour la jeunesse« . Une jeunesse qui, face aux nombreuses conjonctures qui l’accablent, cède au fatalisme.

Une jeunesse face à l’impasse

« Personne ne fuit son pays volontairement » lance Nathalie. Cette camerounaise venue en Tunisie pour faire une formation d’esthéticienne n’en démord pas, « je partirai par tous les moyens« . Au téléphone au lendemain du drame de début juin, elle ne semble pas découragée par le naufrage. « Sur 100 bateaux, un ou deux périssent » avance-t-elle,  insistant sur les « 98% qui arrivent à destination » se console-t-elle. « La Tunisie doit prendre les mesures idoines » selon Jean Ferdinand Mohenou Gboukpehi. La seule manière de protéger les jeunes et de dissuader les candidats à cette aventure à l’immigration clandestine selon le président de l’Aesat. Il insiste sur le fait que « des jeunes ivoiriens sont malheureusement les plus nombreux« . Si pour lui, les étudiants ne sont pas concernés, il avance « que le titre d’étudiant étant facile à obtenir, des non-étudiants s’arrogent ce statut qu’ils n’ont pas en réalité« , ce qui pourrait justifier la présence de faux étudiants à bord de certains bateaux. Mais quoiqu’on dise, « le désespoir, le manque de repère, l’absence d’issues et les images illusoires que renvoient des immigrants depuis l’Europe » poussent, selon un récent rapport de l’Organisation internationale des migrants « la jeunesse dans cette aventure périlleuse« . Le chômage explique mieux que n’importe quel autre fléau la tentation à l’immigration d’autant que la Banque mondiale estime que « 60% des chômeurs sont des jeunes« . La situation risque de s’empirer d’autant que l’Organisation des Nations unies (Onu) s’attend à un doublement de la population africaine d’ici 2050, atteignant 2,4 dont plus de la moitié aura moins de 25 ans et 75% seront jeunes.

Alors que les Etats manquent de tout mécanisme pouvant garantir du travail à ces bras valides d’ici trois décennies, l’immigration restera, quoique périlleuse, une issue pour les jeunes qui n’auront pas le choix, faute de dirigeants à la hauteur.

Paris, MAX-SAVI Carmel, de retour de Tunis

 

 

 

 

 

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