Chronique de Théo Ananissoh (3e) : Covid-19 et génocide du Rwanda, fictions!

Voici la troisième chronique du célèbre écrivain togolais sur le confinement. Après la première et la deuxième, Afrika Stratégies France a demandé, en collaboration avec Le Tabloid, au truculent écrivain togolais de signer, au moins pour chacun des trois prochains weekend-ends (espérant que la pandémie ne sévira pas trop longtemps) une chronique sur le confinement. Non pas seulement sur la pandémie mais aussi et surtout, sur sa vie d’écrivain, confiné, hélas en Allemagne, loin de son pays d’origine. Cette troisième chronique revient subtilement sur le génocide rwandais et l’écrivain se demande ce qu’il aurait été de ce massacre du milieu des années 90 si le Covid était apparu au même moment. Une appropriation romanesque qu’il fait entre une tragédie et une pandémie. Avec sa part de fiction, bien sûr en bon romancier. Ce texte est publié simultanément par Le Tabloid, Tribune d’Afrique et Afrika Stratégies France. Bonne lecture !

En ce mois d’avril, il y a vingt-six ans, a débuté l’horreur du génocide au Rwanda. Est-ce faire du mauvais esprit que de se poser la question suivante : et si le COVID-19 était survenu cette année-là plutôt que maintenant ? Je veux dire : que se serait-il passé si le coronavirus que nous craignons tous en ce moment avait surgi au début de l’année 1994 ? Les massacres de Tutsis auraient-ils eu lieu quand même ? Les génocidaires auraient-ils maintenu le programme, si j’ose dire, en dépit de la pandémie ? Peut-on imaginer des hommes en train de commettre ce que nous les avons vus commettre pendant ces interminables semaines alors même que sévirait partout dans le monde une pandémie inédite ? Qu’aurait signifié la suspension d’un projet d’extermination d’humains pour cause de coronavirus ? Cesser de s’entretuer pour faire face ensemble au COVID-19, serait-ce redevenir fraternel ? Oui, on peut oser se demander ce qui aurait été le plus urgent à faire pour les extrémistes hutus – combattre la pandémie ou perpétrer le génocide prévu ? Car en janvier, février et mars 1994, les extrémistes hutus avaient déjà en tête pour ne pas dire plus leur projet à propos des Tutsis. Et voilà que surgit le pandémique coronavirus. Que font-ils de toute la rage en eux ? Ils rangent les machettes et organisent (ce sont eux qui sont au pouvoir dans le pays) la protection de toutes les vies humaines du Rwanda contre ce virus ? Ils relaient les consignes de précaution émises par l’OMS – se laver fréquemment les mains, tousser ou éternuer dans la manche, éviter les contacts proches, et cetera ? Car peuvent-ils se protéger du coronavirus en tant que Hutus sans associer les Tutsis aux mesures de précaution générales ?

La réponse à toute cette interrogation nous est fournie en ce moment par le régime d’un autre petit pays d’Afrique, le Togo.

II

Fargo est un film culte des brillants frères Coen. L’excellence des acteurs et la perfection du scénario. L’histoire d’un pauvre type qui manigance le faux enlèvement de sa propre femme afin de d’extorquer de l’argent à son beau-père – homme riche, autoritaire et méprisant. Mettre en jeu sa famille en faisant appel à deux malfrats qui ne savent pas ce qu’est une famille prouve la profonde stupidité du personnage qu’incarne William H. Macy avec une crédibilité confondante. Confinement oblige, en surfant sur YouTube, je suis tombé sur un bref extrait de ce film – une des magnifiques scènes où l’on voit l’un des truands, salement blessé à la joue droite, enterrer la mallette bourrée des dollars de la rançon. Scène sans musique, une belle plaine recouverte de neige à perte de vue, mains, visage et vêtements ensanglantés, un grattoir à neige pour tout instrument. Quelques dizaines de minutes plus tard, il est littéralement passé dans un broyeur de bois par son complice qui comprend qu’il se fait avoir.

Cette pandémie de COVID-19 donne lieu à tous les commentaires géopolitiques possibles depuis des semaines. Y aura-t-il un nouvel ordre mondial à l’issue de cela ? Quels changements politiques à venir ? Les rapports de forces mondiaux ? La Chine, où la pandémie a commencé, joue-t-elle franc-jeu ? N’en profite-t-elle pas cyniquement pour avancer ses pions et hâter son projet d’hégémonie planétaire ? Et ainsi de suite. Pour imager le propos en restant dans Fargo, il y a comme un magot qui menace de changer de main. La domination planétaire – le rang de première puissance mondiale. Le magot suprême. Celui qui s’en empare, comme le truand dans Fargo, le planque où ? Nous croyons comprendre que le virus corona ne fait pas de distinction spéciale entre les humains et qu’il est sans frontières. Du point de vue de ses effets, peu importe son origine véritable – pangolin ou laboratoire. Peut-être l’a-t-on déjà sous contrôle ? Peut-être pas ? Une autre pandémie peut tout aussi bien survenir l’année prochaine ou celle d’après. On soupçonne les autorités chinoises de truquer les chiffres quant aux victimes de ce virus dans leur vaste pays. L’Europe et les États-Unis comptent les décès dus au COVID-19 par dizaines de milliers. Et l’idée d’hégémonie mondiale semble continuer d’avoir du sens comme avant. Blessé mais ayant la rançon, le truand de Fargo aurait pu se dire : « Putain ! Ça se corse. J’ai tué ce connard (ce n’était pas prévu). Partageons ce putain de pognon et disparaissons au plus vite d’ici ! (Ils ont assassiné une demi-douzaine de personnes dont un agent de police. La chaise électrique, au minimum.) » Mais non, c’est un humain ; c’est-à-dire un être libre, au cerveau le plus évolué sur l’échelle de la Création. Sur le chemin du retour vers son complice, il décide de s’approprier l’essentiel de la rançon. Il devient ou redevient l’écureuil qui enfouit sous terre la précieuse noix – c’est sa liberté supérieure d’humain d’aller et venir entre les âges ; d’être grand ou petit.

Querelle donc avec l’autre truand. Dans la splendeur d’un paysage neigeux, les deux se condamnent à mort, librement.

La paix est juste une pensée trop simple pour le cerveau très développé de l’homme.

Théo Ananissoh

Né en Centrafrique de parents togolais, Théo Ananissoh étudie à Paris III où il obtient un doctorat en littérature générale et comparée. Après avoir enseigné quelques années en France, l’écrivain né en 1962 rejoint l’Université de Cologne en 1994 où il a dispensé, des cours de Littérature africaine francophone. Il a publié plusieurs romans à succès dont 4 chez Gallimard. Alors que l’auteur de « Delikatessen » et « Ténèbres à midi » boucle son prochain romain (toujours chez Gallimard), il a accepté de porter son regard sur le confinement que le COVID-19 impose à presque tous les pays du monde.

*Le texte introductif et la biographie express sont de la rédaction de Afrika Stratégie France.

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